Commissaire de la Biennale d’architecture de Venise 2025
« UN ESPACE OUVERT N’EST JAMAIS NEUTRE : IL RÉPARE OU IL DIVISE »
En tant qu’architecte, chercheur et concepteur, quel rôle l’espace libre a-t-il joué dans votre travail ?
L’espace libre m’a toujours fasciné, c’est là que l’architecture devient un espace poreux. De la Copenhagen Wheel au projet Unparking, la plus grande partie de notre travail explore comment la mobilité et les données refaçonnent l’espace public. Nous avons essayé de considérer les rues et les places comme des systèmes dynamiques : respectueux de la population et de l’environnement.
Y a-t-il un projet ou un moment qui a fondamentalement changé votre façon de percevoir l’espace libre ?
Il y en a bien trop, comme travailler sur HubCab, un projet de cartographie des itinéraires des taxis à New York. Il a mis le doigt sur l’incroyable capacité routière qui n’est pas exploitée. L’espace ouvert n’est pas que physique, il peut parfois être temporel, voire informel. Vous pouvez reconcevoir une rue rien qu’en reprogrammant son usage.
Quels pays ou quelles villes ont joué un rôle majeur dans la restructuration globale des espaces libres ? Quels sont les facteurs-clés de leur succès ?
Je mettrais en avant Medellin, en Colombie, où l’acupuncture urbaine a transformé des versants très pentus désaffectés en parcs publics connectés. Ou Séoul avec la promenade du Cheonggyecheon. Leur succès tient à trois facteurs-clés : la volonté politique, des connaissances pointues sur la situation locale et la volonté de concevoir avec les citoyens, pas uniquement pour eux.
À votre avis, quels sont les principaux enjeux d’une transition vers un espace libre, aussi bien à l’échelle globale que locale ?
Nous devons changer notre façon de penser et ne plus considérer l’espace libre comme un laissé-pour-compte, mais comme une infrastructure urbaine essentielle. Ce virage nécessite un changement plus silencieux : un changement dans la paternité de « l’œuvre » réalisée. Malgré sa nature intrinsèquement collaborative, l’architecture semble toujours s’accrocher au mythe de Prométhée. Les biennales adorent encenser les « visionnaires », même si elles promeuvent le travail interdisciplinaire. Nous avons proposé un modèle différent, inspiré de la recherche académique et de l’écriture à plusieurs mains où la paternité d’un travail est attribuée à des co-auteurs. Tous sont crédités pareillement, avec une description de leur contribution. Si l’adaptation est une réponse collective à un besoin global, alors sa paternité doit être, de par sa conception, collective au niveau local.
En tant que Commissaire, votre concept pour la biennale vise à repenser lárchitecture. Cela sápplique-t-il-également à la planification des espaces publics ouverts ?
Tout à fait. En fait, l’espace ouvert commence là où les frontières entre ce qui est naturel, artificiel et les intelligences collectives sont le plus vivement négociées. Les rues, les parcs, les rivages, tous les lieux où l’architecture devient une interface écologique. Donc, oui, repenser l’architecture aujourd’hui doit englober le fait de repenser les espaces ouverts comme un espace adaptatif.
Prenons AquaPraça, un parc flottant public qui voyage de Venise à la COP 30 de Belém ; il s’agit d’un espace libre conçu pour accueillir des rencontres tout en servant d’infrastructure mobile qui s’adapte aux variations du niveau de la mer. Ou regardez Canal Café, qui fait de l’eau un bien commun, du café fait avec de l’eau de la lagune purifiée. L’idée consiste à transformer des questions environnementales complexes—la qualité de l’eau ou la montée du niveau de la mer par exemple—en des actes tout simples de notre vie quotidienne. En d’autres termes, je pense que nous commençons à peine à en explorer tout le potentiel. Il y a encore une large marge de développement.
Quel rôle la planification des espaces publics ouverts a-t-elle joué dans le concept de la biennale de cette année ? Selon vous, a-t-elle été suffisamment représentée ?
Elle y a joué un rôle essentiel. De nombreux projets visent à découvrir comment les espaces publics et les espaces ouverts peuvent absorber les chocs climatiques, promouvoir l’inclusion sociale et servir de médiateur entre les différentes espèces. Les « Giardini » sont traditionnellement considérés comme une toile de fond, mais ils représentent aussi un témoignage historique de la conception des espaces ouverts. Cette année, nous encourageons les projets à sortir de leurs limites, à brouiller les frontières entre l’intérieur et l’extérieur. Les biennales à venir pourraient en faire plus pour dynamiser les jardins et les espaces non utilisés, et pas seulement en tant qu’installation temporaire, mais comme prototype de dynamisation. Les Post Office Pods ont permis de poser la question suivante : comment travailler dans un jardin ? Reconcevoir le bureau comme un espace où les contacts humains et l’innovation sont florissants, même à l’ère du tout numérique. L’installation d’un espace de coworking extérieur est un prototype des « office pods » qui vont être installés au sein des zones extérieures rénovées des bureaux ruraux de la poste italienne, la Poste Italiane, ou d’espaces vacants transformés en espaces de coworking.
Dans le contexte de l’espace libre, y a-t-il eu une proposition qui vous a particulièrement impressionné ou inspiré ? et pourquoi ?
La proposition Open Regeneration of Housing Estates (réhabilitation en milieu ouvert des complexes résidentiels), qui fait figure de pionnier dans la mise en œuvre d’un système modulaire ouvert pour transformer les complexes résidentiels de Barcelone, était très intéressante. À l’aide d’exosquelettes innovants en bois, qui se fixent sur les bâtiments existants, il est possible d’améliorer de manière durable les logements et les espaces partagés. La conception intègre des « kits » adaptables destinés à la réparation, à l’expansion et aux améliorations fonctionnelles, on a donc des quartiers évolutifs grâce à des mesures d’amélioration flexibles, axées sur l’utilisateur.
La Biennale présente des scénarios qui se retrouvent à mi-chemin entre l’isolement dystopique et l’adaptation aux réalités de la planète. Quelles leçons peut en tirer la planification des espaces ouverts ?
Cela nous rappelle qu’un espace ouvert n’est jamais neutre : il répare ou il divise. Dans l’adaptation au climat, les espaces ouverts sont notre première source de référence : parcs inondables, corridors d’air grâce aux arbres et refuge pendant les crises. L’enjeu est de concevoir ces endroits sans les figer, il faut laisser de la place à l’évolution et à l’adaptation, y compris dans leur résilience.
L’opposition entre « le naturel » et « l’artificiel » est présente dans toute votre exposition ? Comment répondre à cette tension lors de la conception d’espaces ouverts ?
Je ne vois pas cela comme une opposition, mais plutôt comme un dialogue. Des projets comme Talking to Elephants montrent comment un espace libre peut accueillir des intelligences non humaines. La conception doit laisser la nature et la technologie se tenir informées, nos parcs sont donc équipés de capteurs et des auvents viennent donner de l’ombre à nos infrastructures de données. La technologie est essentielle, mais seulement si elle est utilisée à bon escient. Les capteurs peuvent nous indiquer comment les individus se déplacent, mais pas ce qu’ils ressentent. Nous avons besoin d’approches hybrides : des données en temps réel pour pouvoir être réactif et un récit pour l’empathie. L’objectif n’est pas d’avoir un espace « smart », mais vraiment un espace intelligent : conscient, adaptatif et inclusif.
En période de polarisation et de clivage, comment concevoir les espaces publics pour qu’ils redeviennent des espaces collectifs ?
Nous devons créer les conditions pour que la rencontre ait lieu, il ne suffit pas d’occuper l’espace. Des espaces tels que le Speakers’ Corner à la Biennale de Venise, qui accueille notre programme public GENS, encourage le débat sans contrôle. L’architecture ne peut pas forcer le dialogue, mais elle peut le suggérer : elle peut créer des espaces qui sont lisibles, accessibles et ouverts. Les petits détails – des bancs qui se font face, des seuils qui invitent à entrer – peuvent avoir un grand impact.
Serait-il raisonnable d’exiger à toutes les propositions à venir de la Biennale de répondre au contexte de l’espace libre ?
L’espace libre est trop important pour être une considération de second ordre. Si nous voulons que l’architecture réponde aux enjeux du siècle (climat, équité, habitabilité), la question des espaces libres en tant qu’espaces adaptables doit être un thème central.
Biographie
Il est professeur de pratique des technologies urbaines au Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston où il dirige le Senseable City Lab. il est également professeur titulaire du département d’architecture, d’environnement bâti et d’ingénierie de la construction à l’École polytechnique de Milan. Il est l’un des fondateurs du bureau international d’architecture et d’innovation RA-Carlo Ratti Associati et a lancé plusieurs start-ups dans le domaine de la technologie en Europe et aux États-Unis. Ratti a suivi ses études à Turin, à Paris et à Cambridge (États-Unis) où il a soutenu sa thèse de doctorat en tant que chercheur Fulbright à l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT). En décembre 2023, il est nommé Commissaire de la Biennale d’architecture de Venise 2025.
 
								 
                           
                           
                           
                          