Executive Partner, Henning Larsen
APPRENDRE DE L’EAU. COMMENT SINGAPOUR A RECOURS À DES PROCESSUS NATURELS POUR AMÉNAGER LA VILLE.
Lorsqu’en 2005, après un vol de douze heures et un petit-déjeuner pris sur le pouce dans un Hawker center, sous une chaleur étouffante même à l’ombre, je me suis retrouvé devant le comité d’évaluation du Public Utilities Board (commission des entreprises du service public), j’étais légèrement étourdi par la fatigue et l’exotisme de Singapour. C’est avec une certaine adrénaline que j’ai présenté, pour le compte du cabinet Henning Larsen, avec des partenaires singapouriens, nos expériences et nos idées pour une gestion de l’eau différente au sein de la métropole. La dernière photo de la présentation représentait un homme assis au bord d’un plan d’eau (conçu par nos soins) de la Postdamer Platz, à Berlin, les pieds dans l’eau.
TOUT A COMMENCÉ AVEC UNE PHOTO
Cette image a tout de suite suscité des réactions au sein du comité : chuchotements, sourires, gestes d’approbation. Elle correspondait exactement à la vision du directeur Khoo Teng Chye, qui avait imaginé l’avenir de Singapour à l’identique : des eaux si propres que l’on pouvait les toucher sans crainte. C’était la bonne idée au bon moment et au bon endroit, un moment de synchronicité tel que l’a décrit Carl Gustav Jung : un phénomène dans lequel l’événement dans le monde extérieur coïncide significativement avec l’état intérieur, celui d’une vision.
Par la suite, nous avons élaboré un plan directeur pour le « bassin versant central » : un projet allant complètement à contre-pied de l’approche actuelle de l’eau de pluie à Singapour. Au lieu de rejeter les eaux pluviales exclusivement dans la mer via 8 000 km de canaux en béton, elles devraient être gérées là où elles entrent en contact avec le sol. Infiltration, évaporation, stockage, utilisation et, le cas échéant, évacuation décentralisés, tel était le nouveau leitmotiv. L’objectif n’était pas d’avoir une nouvelle infrastructure, mais de développer un concept intégré reposant sur les principes de la trame verte et bleue.
Cette approche interdisciplinaire associe la gestion de l’eau à la valorisation de l’espace public pour les loisirs et pour ramener de la nature en ville. C’est ainsi qu’est né le fameux programme ABC : Active – Beautiful – Clean. L’eau de pluie devrait devenir un élément naturel de chaque terrain, de chaque parc et de chaque rue.
PARC BISHAN : PROJET PILOTE D’UNE NOUVELLE URBANITÉ
En 2008, le programme ABC n’en était encore qu’à ses premiers balbutiements ; il n’y avait pas un seul projet qui proposait cette nouvelle façon de gérer l’eau de pluie à plus grande échelle. C’est alors que s’est présentée l’opportunité de réaménager les 60 hectares du parc Bishan de Singapour et de concrétiser notre vision. Ce parc construit en 1960 est une véritable oasis de verdure en plein cœur d’une zone urbaine dense. On peut le comparer à Central Park, à New York. Sa réhabilitation était attendue depuis longtemps. Un canal en béton d’une longueur de 2,7 km, le long de la rive sud-ouest, permettait d’intégrer l’eau avec créativité et dynamisme. L’objectif consistait à combiner la protection contre les crues, la biodiversité, la gestion décentralisée des eaux pluviales, la découverte de la nature et la détente.
S’en est alors suivi un processus de conception des plus complexes. Il y avait beaucoup de nouveautés, les méthodes de construction devaient être examinées et approuvées, les responsabilités et les budgets devaient être négociés entre les autorités et un système hydraulique fluvial flambant neuf devait être modélisé. Avec des experts allemands, nous avons construit un tronçon de 100 m de long afin de tester les différentes possibilités aptes aux tropiques pour la technique des caissons en bois (parois Krainer) ou les boutures de saules. En effet, la rive naturelle devait à la fois résister aux fortes pluies et offrir un habitat à la faune et à la flore.
Le parc lui-même a été conçu comme une zone inondable. En cas de fortes pluies, il absorbe l’eau, réduit la vitesse d’écoulement et la surcharge hydraulique tout en protégeant les quartiers situés en contrebas. En parallèle, il favorise l’évaporation et l’infiltration de l’eau de pluie accumulée, ce qui contribue à avoir un régime hydrologique local, similaire à ce qui se produirait en pleine nature.
RETOUR A L’ÉTAT SAUVAGE
Depuis, la population découvre un nouveau chapitre du parc : il a permis de réintroduire des processus naturels dynamiques dans la ville. Dès la première année, la biodiversité a augmenté de 30 %. Aujourd’hui, le jeu des loutres dans la rivière est devenu viral sur les réseaux sociaux : c’est la face visible du retour à la vie sauvage.
Le parc offre aujourd’hui de nombreux espaces de jeu, d’espaces pour bouger et est utilisé intensivement 24h/24 : Tai-Chi au lever du soleil, foot, pique-niques sur les nombreuses pelouses, jogging en fin de journée. Ce qui est particulièrement remarquable à Singapour : l’accès direct à l’eau est désormais autorisé. Nombreux sont ceux qui découvrent pour la première fois la sensation d’avoir les pieds mouillés dans une rivière. Ils peuvent y observer les poissons Guppy, lesquels avaient disparu depuis longtemps.
La transformation commence À l’intÉrieur
La transformation extérieure doit trouver son reflet intérieur. Au cours des millénaires, nous nous sommes de plus en plus éloignés de la nature, nous l’avons vue comme quelque chose d’extérieur, comme une chose devant être sous notre contrôle. C’est ce qui a entraîné cette transformation colossale de notre planète, avec pour résultat la crise climatique. Mais on prend progressivement conscience que le retour de la nature dans nos villes et nos agglomérations fait partie de la solution.
La force d’intégration du sol, de l’eau et des plantes est essentielle pour avoir un avenir où le climat serait acceptable. Le sol stocke et purifie l’eau, les plantes permettent de rafraîchir par évaporation et constituent un habitat pour la biodiversité. Il s’agit de laisser les processus naturels se dérouler afin de développer une résilience face aux extrêmes. L’eau est un maître unique en la matière : toujours en mouvement, changeante et pourtant imperturbable. D’un point de vue scientifique, une grande partie de notre eau provient de météorites. Il se peut que l’eau qui nous constitue ait autrefois été dans l’espace. Alors pourquoi ne pas entrer en résonance avec la pluie et le temps, pourquoi ne pas donner de l’espace et du temps à la nature, même dans nos villes ?
Les processus dynamiques, les cycles et les interactions complexes la rendent stable, précisément parce qu’ils sont en constant changement. Il s’agit également là d’une condition préalable à la gestion des extrêmes. L’eau est à cet égard le maître absolu en la matière : mobile, fédératrice, puissante et pourtant imperturbable. Comme le suggèrent les découvertes scientifiques, elle serait plus vieille que la terre elle-même. La peur de perdre le contrôle doit céder la place à la vision d’une force de vie naturelle. La présence de la biodiversité et de la vie sauvage dans notre environnement direct montre que nous ne nous occupons pas seulement de nous-mêmes, mais d’une communauté plus large, qui va au-delà de l’être humain et qui assure notre survie.
C’EST LE DÉBUT D’UNE NOUVELLE HISTOIRE
L’orateur américain Charles Eisenstein a d’ailleurs déclaré : « Les symptômes sont fondés sur des systèmes, les systèmes, sur des histoires ». Il nous faut un nouveau récit, un récit qui favorise la connexion avec la nature et qui place l’épanouissement au-dessus de la simple croissance. Le mouvement des « biorégions » va sur cette voie : il est orienté vers les cycles, les cycles de croissance locaux, les modèles économiques alternatifs et vers une approche en termes de limites naturelles plutôt que de limites politiques. Quelles sont les ressources naturelles offertes par une région ? De combien de ces ressources pouvons-nous disposer sans parvenir à les épuiser ? Comment créer des laboratoires vivants en ville où les aliments, les matériaux de construction et la médecine fonctionneraient de manière circulaire, sans franchir les frontières ?
Cette synchronicité, entre une vision intérieure et une transformation extérieure, je l’attends encore. Cette image de ce à quoi pourraient ressembler nos villes et nos paysages avec une telle vision en tête, et dans le cœur, elle existe. Seule sa correspondance matérielle fait défaut. La réintégration de l’eau (pluviale) est pour moi un premier pas. Il faut changer les processus de conception, il faut de nouvelles techniques de construction, de nouvelles normes, de nouveaux modes de pensée. Repenser les espaces libres, pour moi, ça implique de recréer une image complètement différente de la ville et du paysage. Un équilibre intégré, parfois chaotique, au changement dynamique entre le temps et l’espace consacrés à l’eau et à la nature d’un côté et les exigences de la vie moderne de l’autre.
Dans l’esprit des concepteurs également, une image traditionnelle des espaces libres contrôlés et trop élaborés empêche souvent de s’en approcher. À mon avis, combiner la réintégration de l’eau et l’urgence croissante d’une plus grande biodiversité, également et surtout dans les espaces urbains, a le pouvoir d’ouvrir de nouvelles voies. Lançons-nous, avec patience, avec persévérance et avec cette souplesse qui ne s’épuise jamais et dont la nature nous donne un si bel exemple.
Biographie
Il est architecte paysagiste et partenaire du Cabinet d’architecture international Henning Larsen. Depuis 1996, il joue un rôle important dans le développement du cabinet, dont le siège se trouve à Copenhague, et participe à la construction de différents sites à Singapour, à Pékin et à Portland. Il a dirigé divers projets aussi bien en Allemagne que dans d’autres pays et s’est intéressé tout particulièrement à l’intégration de l’eau dans les espaces urbains. M. Hauber est membre du comité de la biodiversité du DGNB (Conseil allemand du bâtiment durable), donne des cours dans plusieurs universités et s’implique pour un développement urbain résilient face au climat.